À 80 km au sud-est de Bordeaux, entre Dordogne au nord, Gironde au sud, il existe un domaine dont le terroir unique fait scintiller la région. Un Bordeaux Supérieur d’un si beau caractère qu’il joue désormais dans la cour des plus grands. Voici l’histoire atypique et extraordinaire du rubis des crus de l’Entre-deux-mers : le Château Reignac.
Par François Tauriac
Depuis qu’il est en âge de se passionner, Yves Vatelot est un chasseur de rêve. Un trappeur d’ambition. Et comme il a toujours su conjuguer le talent avec la chance, le travail acharné avec une imagination débordante, il a donc rapidement tutoyé les succès. C’est pourquoi, lorsque ce touche à tout de génie se met en quête d’acquérir un vignoble en 1989, afin de réaliser enfin son rêve de jeunesse, Yves Vatelot pratique ce qui a fait sa réussite jusqu’alors dans bien d’autres domaines. L’analyse et la réflexion. D’abord, il s’entoure des meilleurs. Un notaire spécialisé dans les vignobles à Bordeaux. Et puis bien sur Michel Roland, le roi des œnologues. Ensuite il se met en chasse avec son duo de choc et commence à écumer les vignobles. Il passe au crible les deux rives du bordelais. Graves, Médoc, Margaux… Les offres ne manquent pas. Mais c’est lorsque qu’il découvre le domaine de Reignac, non loin de Saint-Loubès, que le cœur de Vatelot ne fait qu’un tour. “L’endroit était prodigieux, le château féérique, se souvient-il presque ému, et j’ai compris très vite, grâce à Michel, que le terroir de ce vignoble-là était lui aussi exceptionnel.”
L’emplacement semble en tout point unique. Il est situé au sommet d’une colline, aux confluents de l’Entre-deux-mers. Il réunit donc les qualités des sols des rives droite et gauche. L’argilo calcaire de Saint-Émilion, l’argilo graveleux du Médoc. C’est exceptionnel. Rare et singulier. Pour couronner le tout, il associe à la diversité des microclimats une douceur toute océanique. Yves est emballé. Il achète la propriété. Et toujours fidèle à ses préceptes, il s’entoure des meilleurs et fait appel à sa logique et à sa curiosité pour réorganiser le vignoble. “On savait que le potentiel était là. Les crus de 1926 et 1952 avaient été qualifiés d’exceptionnels, mais la gestion de la production était pour le moins erratique et restait donc à réorganiser.”
Vatelot est un jusqu’au-boutiste. Il décide donc d’habiter la maison avec sa famille et entreprend de restaurer la bâtisse élevée en 1697 sur une ancienne forteresse du XIV ème siècle. Coté vignoble, il rationalise les cépages, parfois mélangés, replante 30 hectares sur les 134 existants. Rénove enfin les chais trop anciens en inventant même un procédé de fermentation en barrique qu’il fait breveter. Enfin, il fait rentrer le domaine dans une démarche environnementale d’agriculture raisonnée. Mais ce n’est pas tout. A Reignac, on change aussi le mode de vendange en triant et en optimisant. On passe en manuel et en clayettes de 6 à 8 kilos maxi de raisins. On préserve ainsi les baies intactes en évitant l’oxydation. Il y a 16 personnes pour éliminer toute particule végétale. On fait même creuser un lac en amont pour protéger les vignes du gel de printemps. Et on crée un Phytobac et une station de traitement afin de mieux valoriser les effluents viticoles par bambou remédiation (un système n’existant que dans deux propriétés en Gironde).
Pour finir, on abandonne progressivement le désherbage. On bascule sur un travail mécanisé sous les rangs de vigne. On sème même du lin, de la moutarde ou du navet fourrager dans certaines parcelles pour fertiliser naturellement les sols. Rien n’est trop beau pour célébrer le terroir. Et Vatelot travaille aussi avec l’équipe Cousinié. En analysant les sols et en utilisant des produits naturels, uniques dans le monde viticole, véritable alternative aux méthodes conventionnelles. Résultats, il sort une cuvée exceptionnelle en 1996 et reçoit la note de 90 au célèbre guide Parker. “Incroyable, dit même Robert Parker, en maintenant de faibles rendements de crus classés : 35 hectolitres par hectare et avec l’utilisation de barriques de chêne français de haute qualité, Monsieur Vatelot réussit à produire un vin surclassant de loin son appellation.”
Dans la région c’est la première fois qu’un Bordeaux Supérieur décroche ainsi la timbale. Mais ça ne suffit pas à Vatelot. Il n’est pas qu’un amoureux du vin. C’est aussi un marqueteur de génie. Un Midas du négoce. Il l’a prouvé lorsqu’il lança le premier épilatoire féminin Silk’épil quelques années plus tôt, pour finir par en vendre des millions d’exemplaires, puis carrément céder la marque à Braun. “J’étais certain des qualités de mon terroir, et de celles de mon vin. Alors j’ai voulu passer la vitesse supérieure”, dit-il. Le Grand Jury Européen le classe régulièrement en tête de sa dégustation des 200 grands Crus Classés en utilisant son cru comme « vin pirate », pour donner le change. Mais les dégustateurs ne croient pas en sa qualité sur la durée. Alors Vatelot a l’idée d’organiser une dégustation à l’aveugle – la seule reconnue capable de chasser les buveurs d’étiquettes – avec des vins de 10 ans d’âge. Mais dument gérée par huissier, afin que les résultats restent incontestables. Et là, passé au crible par un collège prestigieux d’œnologues internationaux, Reignac sort en tête du concours à côté de Laffitte Rothschild, Latour et Pétrus !
La nouvelle fait l’effet d’une bombe dans le landerneau. Une grenade dans les vignes. Elle n’ébranle pourtant pas l’institution des grands crus classés 1855, inflexible, qui refuse de prendre en considération l’incroyable évidence. Cette fin de non-recevoir, n’empêche pas Yves Vatelot de vendre 360 000 bouteilles par an. En France bien sûr, grâce à un partenariat fidèle avec les centres Leclerc. Mais aussi dans quarante autres pays du monde. Le domaine fait aussi un excellent blanc et surtout le Balthus, un cru d’exception, 100 % Merlot, qui décroche encore plus de récompenses que son grand frère : 92 au Parker ! Il y a 22 personnes qui travaillent à temps plein sur la propriété. Et le château a déjà décroché trois fois le label de l’oenotourisme grâce, entre autre, à une tour de dégustation à l’aveugle unique au monde, située dans un des deux pigeonniers du XVI ème Siècle. Alors que peut-on rêver de plus, quand on a su gagner l’incroyable pari d’emmener son élixir au sommet ? “Peut-être un petit regret, celui de ne pas avoir pu faire rentrer mon vin au classement des Grands Crus Classés. Il le mérite”, soupir Vatelot. Mais le succès populaire n’est-il pas finalement le stade le plus élevé de la reconnaissance ?