Les grands lecteurs suivent son actualité avec une attention particulière, les collectionneurs convoitent chaque nouvelle édition et les auteurs rêvent en secret d’avoir la leur. Retour sur l’aventure éditoriale bien française de La Pléiade.
Par Timothé Guillotin
L’allure, déjà. Singulière et prestigieuse. Rien que par sa forme, la Pléiade évoque nombre de valeurs. Il faut dire que la fabrication des ouvrages, réalisée au sein des ateliers Babouot, au nord-est de Paris, ne laisse rien au hasard. Imprimés en province, les blocs de texte sont ici découpés, assemblés en cahiers, cousus puis habillés de cette iconique couverture en cuir pleine peau dorée à l’or fin. En amont, celle-ci est colorée selon un code adapté selon le siècle de l’œuvre. Avant d’être glissé dans son étui, chaque exemplaire est recouvert d’un film transparent en rhodoïd que Gjyslaine, 42 ans de maison, exhorte à conserver. Au fil du temps, les machines se sont mises à accompagner peu à peu l’équipe de techniciens à la dextérité experte, sans ôter leur savoir-faire ni entacher l’authenticité du lieu. L’atelier francilien, en effet, est au cœur de la création des livres de La Pléiade, qui tiennent une place singulière dans le paysage de l’édition.
Tout commence à l’aube des années 20, quand Jacques Schiffrin crée les éditions de la Pléiade. Au départ, la maison publie des auteurs russes mais, rapidement, l’éditeur imagine une collection novatrice : des ouvrages de petite taille, inspirés du livre de poche, imprimés sur papier bible et habillée d’une prestigieuse couverture en cuir dorée à l’or fin. Si la forme compte, c’est parce que ces étonnants bouquins ont vocation à accueillir les œuvres complètes d’éminents auteurs classiques. Et de permettre aux lecteurs « d’avoir tout Racine dans la poche », selon l’un des slogans publicitaires de la collection. Tout de même ! La première édition, composée des textes de Charles Baudelaire, sort en octobre 1931. Ce choix paraît audacieux, mais, déjà, le risque s’inscrit dans l’ADN de la collection. « Chaque publication est un pari », dit encore aujourd’hui Hugues Pradier, directeur de la Pléiade. Celui-ci s’est avéré gagnant.
L’écrivain André Gide, proche de Schiffrin, prend rapidement la collection en affection. Lorsque les éditions connaissent une difficulté financière, il s’empresse de convaincre son ami Gaston Gallimard d’intégrer la collection à sa propre maison. En 1933, le marché est conclu : la Pléiade devient Gallimard, et Schiffrin en reste le directeur. Quand à Gide, il devient le premier auteur à intégrer la collection de son vivant. C’est en 1953 que la Pléiade achève de s’installer dans le patrimoine culture des français, avec la publication des romans d’Antoine de Saint-Exupéry. Le volume de sept ouvrages connaît un succès inédit : aujourd’hui encore, l’auteur du Petit Prince demeure en tête des ventes de la collection, devant Camus et Proust. Le public acquis, les équipes éditoriales développent le fameux appareil critique. Ce travail, souvent confié à un chercher, participe à en faire une référence dans le milieu universitaire. Avec les années 60, vient le temps de l’ouverture à d’autres corpus de textes comme la philosophie, les écrits religieux et les auteurs étrangers. Le premier d’entre eux est Ernest Hemingway, en 1966.
La popularité de la Pléiade peut aussi se mesurer à travers les querelles et polémiques que suscitent ses actualités. Tout nouvel entrant apporte avec lui son lot de débats. Ainsi en fut-il de Jean d’Ormesson, il y a deux ans. Immédiatement, certains crient à l’imposture, d’autre au lobbysme littéraire. De même pour le marquis de Sade, dont la parution des œuvres, dans les années 90, fait couleur beaucoup d’encre. Les non-publications, elles aussi, créent des crispations. Les raisons en sont multiples et, parfois, indépendantes de la volonté de l’éditeur. C’est le cas des textes du dramaturge irlandais Samuel Beckett, que la Pléiade veut éditer mais avant de se voir bloquer dans son projet par une affaire de droits. Généralement, les initiatives émanent de l’équipe éditoriale de la maison, de la direction ou d’un universitaire. Mais il arrive qu’un acteur plus surprenant se mêle à l’opération : le personnage principal d’un des derniers romans de Michel Houellebecq, ainsi, s’insurge contre l’absence de Joris-Karl Huysmans dans la collection. L’état major de Gallimard n’y reste pas insensible puisqu’une édition consacrée à l’écrivain est actuellement en cours de préparation.
Près d’un siècle après sa création, la Pléiade est devenue un véritable agent d’influence dans le monde de l’édition. Les chiffres de vente sont évocateurs : l’entrée d’un auteur dans la collection provoque non seulement un intérêt pour ses textes, mais s’en suit une augmentation considérable des ventes de ses autres ouvrages. Ce double intérêt d’économie et de notoriété explique l’obsession de certains écrivains à vouloir y figurer. A l’instar de Louis-Ferdinand Céline qui, effrayé à l’idée de décéder avant de connaître sa Pléiade, réclamait chaque semaine sa consécration à son éditeur. « Pas dans vingt ans, mais tout de suite », insistait-il.