Le repas gastronomique des français, figure du patrimoine immatériel de l’humanité, est l’héritage d’un savoir-faire ancestral et méconnu, qui s’est affiné au fur et à mesure de l’histoire.
Par Jean-Robert Pitte
C’est en novembre 2010 que l’Unesco a inscrit sur la liste représentative du patrimoine immatériel de l’humanité Le repas gastronomique des Français. Ce rituel, profondément ancré dans l’identité française, tous milieux confondus, inclut en premier lieu les filières de production tournées vers la qualité et relevant de l’agriculture, de l’élevage, de la chasse et de la pêche. S’y ajoutent les techniques de transformation, de conservation, de mise en œuvre culinaire, les métiers d’art liés à la table, les manières de consommer, d’en parler, d’écrire à leur sujet, les pratiques sociales, les rituels et les fêtes qui les mettent en scène. Dans son organisation, le repas gastronomique français comporte des spécificités parmi lesquelles son ordonnance (apéritif, hors d’œuvre, entrées, plats, fromages, desserts, café, digestif), son usage des sauces liées élaborées à partir de fonds et fumets (plus aujourd’hui des jus ou des extractions), son souci tendu vers l’harmonie de marier les mets et les vins.
Les arts de la table sont aussi essentiels. Un repas gastronomique implique un effort de nappage, de choix de vaisselle, de verrerie et de couverts. C’est tout cela qui fait des façons de manger et de boire, bien plus qu’un moyen de se sustenter et de se maintenir en bonne santé, une source de plaisir, une invitation au partage, un enrichissement moral et spirituel, un raffinement aussi partagé que possible, en un mot une culture. Pour y parvenir, il faut en parler et exhausser le plaisir d’un bon repas par une conversation aussi naturelle que joyeuse et piquante. Quelle est l’origine de cette facette majeure de la culture française ?
Le mot gastronomie, d’abord. Son histoire n’est pas banale. C’est le nom d’un livre de cuisine écrit en Grèce cinq siècles avant Jésus-Christ par Archestrate, un poète du temps de Périclès et dont la majeure partie a été perdue. Son titre signifie la loi de l’estomac, ce qui n’est en apparence guère engageant, mais notre auteur avait le sens de l’humour et il s’agissait plutôt d’un ouvrage rédigé pour le plaisir de ses lecteurs à la gloire de la bonne chère élaborée avec art et soin. Ce titre est exhumé par un Français. La Révolution française n’avait pas tué l’art de bien manger, puisque l’essor des restaurants date de cette époque. Les cuisiniers des grandes maisons, au chômage du fait de la guillotine ou de l’émigration, avaient ouvert des établissements dans lesquels ils continuaient à exercer leurs talents pour les sans-culotte. Néanmoins, le faste des grands banquets ne renaît que sous le Directoire, le Consulat et, surtout, l’Empire.
Au sortir de cette période troublée qu’il n’avait guère appréciée, Joseph (de) Berchoux (1760-1838), un plaisant et gourmand avocat bourguignon de petite noblesse, rimeur à ses heures, publie en 1800 un long poème badin en alexandrins qu’il titre : « La gastronomie ou l’homme des champs à table ». Ce mot nouveau et légèrement pédant fait sourire ; l’époque étant à la joie de vivre après la décennie qui vient de s’écouler, il va rencontrer un grand succès, passer très vite dans le langage courant des gourmets, puis dans toutes les langues d’Europe. Aujourd’hui, il a cours en Chine, au Japon, en Russie et évoque aussitôt la France pour ceux qui le prononcent ou l’écrivent.
C’est que depuis le règne de Louis XIV, la France s’est taillée une solide réputation en matière de cuisine raffinée et d’arts de la table. C’est le résultat de la volonté du Roi-Soleil qui a voulu inventer un nouveau style dans tous les beaux-arts, l’imposer à l’élite du pays, puis à toutes les cours d’Europe. Son goût de la bonne chère lui a fait demander à ses cuisiniers d’imaginer de nouvelles manières de préparer les mets servis à sa table. Moins d’épices, de sauces acides, de saveurs aigres-douces, davantage de beurre, de crème, de viandes blanches et grasses, de légumes. Le repas « à la française » de ce temps prévoit trois ou quatre services successifs au cours desquels on couvre la table, dressée de nouveau à chaque fois, d’innombrables mets savants disposés dans des plats d’argent ou d’or, parfois munis de couvercles. Cette vaisselle somptueuse a presqu’intégralement disparu dans les fontes de métaux précieux destinées à financer les guerres.
L’un des rares services d’orfèvrerie parisienne du XVIIIe siècle encore en usage est celui de Christian VII de Danemark, fierté des souverains actuels lors de leurs dîners d’État. En revanche, subsistent de nombreux services princiers en porcelaine de Sèvres dont certains sont utilisés à l’Élysée. Nostalgique de l’Ancien régime, Berchoux a bien décrit ce faste. Du premier service, celui des « entrées », il dit qu’elles doivent être légion au point d’embarrasser l’hôte qui ne sait où donner de la fourchette, tandis qu’au deuxième service, paraissent d’imposants rôtis. Quelques menus calligraphiés d’Ancien Régime ont été conservés, par exemple, ceux des soupers de Louis XV à Choisy ou à Versailles dans les années 1750 : la liste des mets est impressionnante ! On mange assez souvent debout aussi à cette époque, lors des bals ou des haltes de chasses, par exemple. Ces repas foisonnants se nomment ambigus. Ils se sont simplifiés, mais n’ont jamais disparu et sont les ancêtres des buffets dressés par les traiteurs d’aujourd’hui.
(à suivre…)