Méconnue en tant que grande nation du whisky, la France tente peu à peu de s’offrir une crédibilité sur ce marché. Elle s’appuie pour cela sur des acteurs dynamiques, des matières premières de grande qualité et sur un savoir-faire ancestral pour l’ensemble des étapes du processus de fabrication.
Par Romain Rivière
Si la France est une grande nation des spiritueux, grâce au cognac, à l’armagnac ou encore au calvados, il est rare qu’on parle d’elle pour son whisky. Méconnue sur ce secteur, elle en demeure pourtant l’un des acteurs les plus légitimes. Depuis quelques années, « l’essor du whisky japonais a fait prendre conscience aux français qu’ils étaient également légitimes sur ce marché, eux qui, avant la Révolution déjà, produisaient des eaux de vie de céréales », explique Benjamin Kuentz, fondateur de la maison éponyme, l’une des dernières nées dans le marché naissant du whisky français. « La France peut se targuer de disposer de tous les éléments nécessaires à la production de whisky », affirme de son côté Philippe Jugé, porte-parole de la Fédération française du whisky. Parmi ses atouts, la France compte en effet des semenciers produisant des orges et des céréales de grande qualité, que les distilleries écossaises, d’ailleurs, s’arrachent. L’Hexagone bénéficie par ailleurs d’une grande maîtrise du maltage et du brassage, dont elle revendique la paternité de l’invention des grandes techniques actuelles. Son territoire compte une multitude de distilleries, portant un savoir-faire historique et une longue tradition d’eaux de vie. Et enfin, le pays dispose de vastes forêts de chênes, plantées au XVIIe siècle par Colbert afin de produire du bois pour les besoins de la flotte navale du royaume et qui se sont, historiquement, associées à une grande maîtrise de la tonnellerie. « Au-delà de cet immense patrimoine, la France possède un atout que le monde entier lui envie : il s’agit de son excellence dans l’art de l’assemblage », reprend Philippe Jugé.
Si la France a tardé à se tourner vers le whisky, c’est avant tout pour des raisons historiques. De tout temps, les français boivent du vin plutôt que de la bière. De fait, les eaux de vie de fruits – telles que le cognac, l’armagnac ou le calvados – se sont inscrites dans une continuité logique, plutôt que le whisky qui, lui, est une eau de vie de bière, donc de céréales. « Cette réalité s’est amplifiée après la Révolution, quand les céréales devaient être réservées à l’alimentation car faciles à stocker pour l’hiver », ajoute Philippe Jugé. Mais aujourd’hui, la filière française s’organise pour s’offrir une place crédible de grande nation du whisky. Son marché existe d’ores et déjà : en 2017, elle a produit près de 800 000 bouteilles de whisky, presque autant que le Japon, dont la position sur le marché est bien plus connue. Il est porté par des acteurs dynamiques, privilégiant des productions de qualité et, donc, un travail de long terme. « Il faut trois ans pour faire un whisky, mais trente pour faire un bon dix ans », assure le porte parole de la Fédération française du whisky.
Armorik est l’un des pionniers du secteur. Créé par la distillerie bretonne Warenghem, il s’impose comme le principal whisky français, avec plus de 250 000 bouteilles produites par an, dont un tiers s’exporte à l’international. Cette distillerie familiale créait, jusque dans les années 80, des liqueurs régionales. Aussi, quand son marché a montré des signes de faiblesses, s’est-elle tournée vers le whisky. « Notre volonté était de nous diversifier en inventant un produit régional. Alors, en conjuguant nos origines celtes, la forte croissance des ventes de whisky en France et les outils dont nous disposions déjà pour la distillation, nous avons imaginé le premier whisky français », raconte David Roussier, à la tête de l’entreprise familiale. Dans ce but, Warenghem s’est tournée vers des malteurs français travaillant l’orge française, puis vers l’un des derniers tonneliers bretons, travaillant, de son côté, des chênes locaux. Sa marque, Armorik, se compose d’une gamme simple destinée tant à la grande distribution qu’au réseau de cavistes à travers un partenariat passé avec la Maison du Whisky. Le double maturation couronnant sa gamme est un whisky élégant, au nez fruité et gourmand, offrant des notes boisées et montrant une belle rondeur. Cet automne, afin de poursuivre son offensive sur le segment premium, la marque dévoilera son premier dix ans qui deviendra, certainement, l’un des incontournables du whisky français.
A l’opposé de la pointe bretonne, au cœur des Alples françaises, sur les flancs de l’Obiou, le Domaine des Hauts de Glace élabore l’un des whiskies français creusant la question du terroir le plus loin possible puisque, des céréales aux bouteilles, tout est français. Lorsqu’il se lance dans le whisky, en 2008, Frédéric Revol entend s’affranchir des techniques écossaises et, surtout, utiliser des matières premières et des savoir-faire locaux. Son domaine s’est donc articulé autour de ses propres céréales, essentiellement de l’orge ainsi qu’un peu d’avoine, de seigle et d’épeautre. « Chaque année, nous plantons cinquante hectares, uniquement en agriculture biologique », note Frédéric Revol, dont le domaine peut se targuer de réaliser ses propres maltages, ses fermentations, ses distillations et ses mises en bouteilles. En découle une gamme Moissons, limitée à 10 000 bouteilles par an, largement typées céréalières mais non dénuées d’élégance. Son single malt – 100 % orge – montre une vraie délicatesse et une fraicheur offerte par des notes florales, tandis que son single rye – seigle – est davantage épicé et herbacé. Si le Domaine des Hauts de Glace n’en est qu’au début de l’aventure, Frédéric Revol entend bien augmenter ses surfaces céréalières pour multiplier sa production, notamment en vue d’une présence accrue à l’étranger.
De son côté, Benjamin Kuentz propose une autre démarche. Editeur de whisky : voilà comment il se définit. Sa motivation : créer non pas un, mais plusieurs whiskies en fonction de ses rencontres et de ses envies, pour répondre à sa manière à la question : et si les français avaient inventé le whisky ? « Beaucoup de maisons font du bon whisky, et je ne voulais pas prendre un parti plutôt qu’un autre. J’écris donc mes recettes que je confie à différents partenaires selon mes critères », dit-il. Travaillant ses whiskies comme des œuvres, Benjamin Kuentz laisse la place à la sensibilité d’auteurs invités à s’exprimer, et s’aventure dans toutes les régions de France à la rencontre d’artisans, de distillateurs et d’agriculteurs qui, partageant son goût du terroir et du produit céréalier, lui permettent d’insuffler à ses whiskies une élégance contemporaine dans un style audacieux. Ainsi, son dernier-né, Le Guip, est né d’une rencontre avec un bâtisseur de navires breton, dont le chantier naval de Brest repose sur un travail du bois qui n’est pas sans rappeler celui des tonneliers. Ce huit ans d’âge, franc, complexe, subtilement tourbé et à la finale saline, est une sorte de dédicace aux marins que Benjamin Kuentz fréquente depuis toujours. Moins de deux ans après sa création, ses whiskies sont déjà distribués dans plus de 350 points de vente : caves essentiellement, restaurants gastronomiques ainsi que dans quelques bars branchés. A l’image de Benjamin Kuentz, la France semble s’être enfin dotée de l’élément qui lui faisait défaut pour s’imposer comme une grande nation du whisky : l’audace.