Le patrimoine horloger n’a jamais été aussi tendance. Retour du vintage, héros oubliés, enchères de pièces de collection : tout concourt au grand retour de la belle histoire de l’horlogerie suisse. Découverte d’un enjeu d’une brulante actualité pour les grandes manufactures.
Olivier Müller
Plus personne n’achète de montre pour avoir l’heure. De l’ordinateur au smartphone en passant par la tablette, la radio ou sa voiture, l’heure est partout. Aujourd’hui, l’achat d’une montre repose exclusivement sur ce qu’elle représente : un chronographe comme signe de sa sportivité, une Rolex comme témoignage (supposé) de sa réussite, une Patek Philippe ou une Breguet pour marquer son adhésion à la Haute Horlogerie traditionnelle, une Apple Watch pour souligner son caractère 2.0, une LIP ou une Dodane pour s’ancrer dans l’horlogerie française, un tourbillon pour afficher sa technicité, etc.
Toutes ces pièces ont pour point commun d’offrir une émotion particulière qui s’est construite sur une seule chose : leur histoire. Les grandes manufactures suisses sont souvent séculaires. Ce qui les différencie, ce n’est pas leur créativité (des montres rondes à trois aiguilles pour la plupart !) mais leur patrimoine, leur héritage.
Aujourd’hui, le patrimoine d’une marque représente son assise la plus fondamentale. L’industrie horlogère l’a bien compris, à grand coup de rééditions vintage qui témoignent de son héritage et de ses archives. D’ailleurs, l’illustre « Dictionnaire historique de la langue française » d’Alain Rey (2383 pages d’érudition) remet les choses au clair : contrairement à ce que l’on pourrait penser, les « archives » ne proviennent absolument pas du grec « archeos », qui signifie « ancien », mais de « arkheion » : la « résidence des hauts magistrats de la cité ». En somme, les archives ne sont pas les documents anciens auxquels on pense de prime abord mais les documents importants de la cité. Voilà qui pose le débat : les archives, c’est ce qui est important !
Aujourd’hui, la plupart des manufactures ont un département dédié. On l’appellera tantôt Patrimoine, Image ou Brand Heritage. Il est souvent rattaché au service Marketing. La volonté organisationnelle est sans équivoque : le patrimoine de la marque est essentiellement au service du « storytelling » construit pour chaque nouveau produit. En ces temps où le vintage fait rage, c’est évidemment un immense avantage que de pouvoir ancrer une réédition contemporaine dans son lit originel, avec force publicités d’époque, extraits d’archives, catalogues et réclames.
Quelques cas atypiques traversent les vallées horlogères suisses, comme Heuer. La Direction Héritage a été concrétisée par Jean-Claude Biver (CEO en 2017) pour construire l’histoire autour des récents lancements de la marque – Carrera et Autavia en tête.
« Avant, le patrimoine était géré par le SAV », explique Catherine Eberlé-Devaux, qui occupe la fonction depuis trois ans. « Aujourd’hui, nous avons référencé et indexé plus de 10’000 documents et prix qui nous permettent autant de reconstruire notre histoire que de connaître la valeur de notre stock de composants historiques. Le plus important est d’éviter que nos collaborateurs n’arbitrent eux-mêmes, en interne, ce qui est important et ce qui ne l’est pas. Par exemple, il y a peu, le département légal m’a descendu un carton dont il n’avait plus l’usage. J’y ai retrouvé nos contrats originaux d’engagement de commandes du tout premier Calibre 11, le mouvement historique de notre Monaco ! ».
Le volume des pièces conservées au patrimoine n’est certes qu’un chiffre mais témoigne malgré tout de la volonté patrimoniale d’une marque. Certains sont éloquents. « La collection Cartier a été créée en 1983 et comporte aujourd’hui plus de 2000 pièces », indique Pierre Rainero, Directeur style, image et patrimoine de la maison. Son département est probablement l’un des plus imposants à l’heure actuelle : une quarantaine de collaborateurs.
Van Cleef & Arpels atteint des chiffres astronomiques en cumulant horlogerie et joaillerie : 1400 mètres linéaires d’archives, 100’000 dessins, 250’000 gouaches, 100’000 ektas, 50’000 photos. Enfin, il ne faudrait pas oublier la précision nippone de Seiko : « notre musée totalise 13’794 montres dont 497 sont exposées et complétées de 1836 horloges dont 235 exposées », explique la marque avec une rare précision.
Chez Breguet, la présence au Comité de Direction d’Emmanuel Breguet est un atout considérable pour la manufacture. « J’ai écrit la première histoire officielle de mon aïeul il y a plus de 25 ans, en 1993. Il n’y a jamais eu de rupture dans l’indexation des pièces, mouvements et cadrans de chacune de nos montres. C’est un corpus très homogène », explique Emmanuel Breguet.
Longines reste toutefois le mètre étalon. La marque officie depuis 1867, sans la moindre interruption, et a produit près de 51 millions de montres : elles sont toutes, individuellement, répertoriées, annotées, commentées ! Jusqu’en 1969 (soit 122 ans de production), tout était consigné à la main dans d’imposants registres papier gainés de cuir, au poids unitaire de 17 kilos le volume.
Depuis 1969, l’informatique a pris le relai. Longines note tout : numéro de boite, de mouvement, caractéristiques, destinataire, lieu de vente, etc. C’est une source d’inspiration sans fin pour les rééditions vintage actuelles. C’est aussi un patrimoine très consulté des horlogers Longines lorsqu’il s’agit de restaurer des pièces anciennes. Plus prosaïquement, lorsque certains collectionneurs questionnent Longines sur l’une de ses pièces, c’est aussi un moyen de savoir s’il ne s’agit pas…d’une contrefaçon !