Le repas gastronomique des français, figure du patrimoine immatériel de l’humanité, est l’héritage d’un savoir-faire ancestral et méconnu, qui s’est affiné au fur et à mesure de l’histoire.
Par Jean-Robert Pitte
(Suite)
Sous l’Empire, le fastueux cuisinier Antonin Carême codifie non seulement des recettes nouvelles, mais insiste sur les décors de présentation des mets qui sont aussi importants que la saveur pour lui et sa clientèle exigeante qui veut paraître (Talleyrand, Napoléon, les ambassadeurs en poste à Paris, tous les princes d’Europe qui lui commandent dans les grandes occasions des extraordinaires). Ses pâtés et desserts sont façonnés en temples égyptiens ou grecs. C’est le triomphe de la haute cuisine décorative.
Même si Berchoux prescrit « Servez chaud ! », le problème du service à la française est que la multiplicité et la complexité de préparation des plats contraint à manger tiède, surtout dans les palais où les cuisines sont souvent éloignées des salons ou antichambres où l’on déjeune, on dîne et on soupe. La salle à manger n’apparaîtra que dans le courant du XIXe siècle, en même temps que la nouvelle manière de servir. L’autre inconvénient est la confusion des saveurs – on mêle dans son assiette des mets variés -, ce qui ne laisse guère de souvenirs du repas et interdit toute idée d’un mariage harmonieux avec les vins. D’ailleurs, on ne sert qu’un seul vin à table, souvent clairet, généralement coupé d’eau et, parfois, de glace conservée depuis l’hiver dans une glacière aménagée dans le parc. Parfois, on sert avec le dessert ou après le repas des vins liquoreux (sauternes, porto, xérès, madère, constantia d’Afrique du Sud, etc.) ou des eaux-de-vie et liqueurs. Joséphine en possédait une ample collection à la Malmaison.
Tout change à la fin de l’Empire, sans doute parce qu’une nouvelle génération de gourmets a vu le jour : non seulement ils aiment la bonne chère, mais ils aiment aussi en parler et écrire à son propos. Grimod de La Reynière, Berchoux ou Brillat-Savarin illustrent ce nouvel art.
Petit à petit s’impose une nouvelle manière de servir bien plus subtile qui porte le nom de « service à la russe ». En réalité, il s’agit d’un « service à la française » réformé, mais on prête son invention au Prince Alexandre Kourakine, ambassadeur du tsar à paris de 1808 à 1812. Au cours d’un bal donné à l’ambassade d’Autriche par le Prince Karl Philip von Schwarzenbeg, le 1er juillet 1810, un incendie se déclare. Dans la panique, Kourakine est piétiné et gravement brûlé ; le « prince diamant », comme on l’appelle, ne doit la vie sauve qu’à ses lourds habits richement ornés. Convalescent pendant plusieurs mois, il ne cesse de recevoir, mais impose des dîners assis et le service au plat qui n’exige pas de tendre le bras ou de se mouvoir. Du coup, l’habitude se prend de servir les mets les uns à la suite des autres dans un ordre mûrement réfléchi qui va du froid au chaud, des poissons vers les viandes, du moins relevé vers le plus corsé, du salé vers le sucré. Les accords mets-vins deviennent enfin possibles.
Le décor de table bénéficie grandement de cette révolution, car les nappes demeurent propres et le centre de table peut être occupé par un surtout ou par des fleurs. Les assiettes creuses ou plates, grandes ou petites, sont changées à chaque plat. Il en est de même pour les couverts qui, eux, peuvent être disposés à l’avance devant chaque convive, de l’extérieur vers l’intérieur, dans l’ordre de l’utilisation, de part et d’autre de la première assiette sur laquelle est posée une serviette pliée. Ceux-ci sont adaptés aux mets : grands pour les viandes avec un couteau aiguisé, plus petits, de forme spéciale et sans tranchant au couteau pour les poissons, encore plus petits pour le fromage et les desserts, ces derniers étant placés parallèlement au bord de la table entre l’assiette et les verres. Le couteau est placé à droite, tranchant vers l’assiette, la fourchette est placée à gauche, selon l’usage français pointes vers la nappe, tandis qu’en Angleterre, les pointes sont en l’air, comme c’est aussi le cas aux Etats-Unis et dans certaines familles bordelaises du quai des Chartrons ou du cours Arnozan.
C’est la raison pour laquelle lorsque les couverts portent des armoiries ou des initiales, celles-ci n’apparaissent pas sur la même face de part et d’autre de la Manche, à l’exception de l’Écosse qui suit l’usage français. Cette différence remonte au moins au XVIIIe siècle, mais son origine demeure encore mystérieuse. Il est certain que les pointes vers le bas donnent une impression moins agressive que lorsqu’elles sont disposées vers le haut. Les restaurants d’aujourd’hui sont partagés, mais il est recommandable de conserver l’usage français, plus raffiné. Plusieurs verres de tailles et de formes différentes sont disposés en haut de l’assiette afin d’accueillir les différents vins. Depuis cette époque, les porcelainiers, orfèvres et cristalliers rivalisent de créativité pour que les tables de prestige éclatent de beauté et d’harmonie.
Le « service à la russe » exige de la dextérité de la part du serveur et de la part du convive, car c’est ce dernier qui saisit sa part dans le plat qui lui est présenté à sa gauche, ce qui est plus facile pour la majorité droitière de l’humanité. Une fois le mets dégusté, l’assiette est ôtée par la droite avec les couverts qui ont été rangés en biais sur l’assiette. Ce service se pratique encore à l’Élysée, au Quai d’Orsay, dans quelques rares ministères et grandes ambassades de France, de même qu’à la table de certains souverains et présidents étrangers, y compris des antipodes comme l’empereur du Japon ou le roi de Thaïlande. Parfois, si plusieurs viandes sont servies, le couteau demeure à table, posé sur un porte-couteau, mais ce n’est pas la méthode la plus élégante.
Toute la haute société d’Europe va adopter dans le courant du XIXe siècle ce mode de service et d’organisation des repas. Ceci n’a rien de surprenant dans la mesure où déjà depuis le début du XVIIIe siècle les cours et les grandes maisons servent de la cuisine française, emploient parfois des chefs français – c’est le cas de Frédéric de Prusse, par exemple – et rédigent les menus en français, seule langue pratiquée d’ailleurs par l’élite européenne. Même la haute société anglaise suit cette mode, sauf dans la disposition des fourchettes, on l’a vu, et dans la manière de présenter les mets. C’est le serveur qui saisit une portion dans le plat de présentation pour la déposer dans l’assiette du convive. Il utilise pour ce faire sa seule main droite gantée de blanc avec laquelle il manie avec dextérité des couverts de service : en pince plate, cuillère et fourchette emboitées, en pince ronde, les couverts étant en opposition, en pelle, les couverts étant positionnés côte à côte. Ce service « à l’anglaise » est pratiqué avec panache au château du Clos de Vougeot lors des chapitres hauts en couleurs de la Confrérie des Chevaliers du Tastevin au cours desquels plus de 500 gourmets sont rassemblés 17 fois par an. Il a l’avantage d’être plus rapide que la méthode française, mais ne laisse pas la liberté au convive de se servir à l’aune de son appétit.
(à suivre…)