L’écriture manuscrite fédère toujours une poignée d’artisans, pétris de bienfacture, de créativité et de luxe à la française. Dans cet univers où le stylo cède la place à l’instrument d’écriture, les métiers d’arts occupent une place de choix dans le cœur des collectionneurs.
Par Olivier Muller
Prenez un peu de coquille d’œuf – de caille uniquement. Ajoutez un soupçon de tapioca, du blanc d’œuf… et de la feuille d’or. La recette d’un élixir de jouvence ? Plutôt la recette d’une laque de Provence ! Derrière cette étonnante formule se cache la composition de l’une des dernières laques artisanales de France. Elle est réalisée par Frédéric Faggionato, concepteur de ses propres instruments d’écriture, dans sa manufacture de Saint-Maximin-La-Sainte-Baume (Var). A ce jour, l’homme prépare son examen pour devenir Meilleur Ouvrier de France, dans la catégorie des laques artisanales.
Il existe aujourd’hui peu de talents de cette envergure dans le domaine du stylo d’exception. Ils partagent quelques points communs : un goût immodéré du luxe, de la bienfacture ; une faible notoriété, à l’exception de quelques collectionneurs chevronnés ; une créativité sans limite. L’écriture manuscrite, chahutée par la saisie électronique, est toujours un art que quelques rares passionnés entretiennent avec une ardente flamme. Laure Ridel représente la plupart d’entre eux. Dans son échoppe parisienne, Point Plume, elle est actuellement la quatrième génération à tenir ce haut lieu de la passion de la plume. Ici, seule l’exception a droit de cité. Ses clients sont monarques, chefs d’Etats, souverains ou collectionneurs de haut niveau, aussi discrets que pointus. « Le stylo, c’est un héritage. Nous sommes des latins, cela fait partie de notre culture, de notre savoir-vivre. Le retour à l’écriture est une nécessité, faute de quoi, sans savoir articuler ni écrire notre pensée, c’est le langage que nous allons perdre », plaide la directrice de l’enseigne.
Pourtant, aujourd’hui, le marché de l’écriture haut de gamme est principalement porté par deux maisons : Montblanc et S.T. Dupont. Leur force de frappe commerciale et marketing tient à bout de bras un marché qui, sans eux, déclinerait. Pourquoi ? Parce que l’heure n’est pas au luxe ostentatoire : « en temps de crise, exhiber un stylo à 5000 euros n’est pas bien vu. C’est un accessoire que l’on ne peut pourtant pas cacher. Lorsque l’on s’en sert, il se voit immédiatement, à l’inverse d’une montre de prestige que l’on peut choisir de laisser cachée sous sa chemise », explique Laure Ridel.
Ces deux marques motrices du marché de l’écriture ont donc développé des gammes grand public qui, pour autant, ne renient rien de leur ADN. Chez Montblanc, c’est le fameux « Meisterstück », littéralement « pièce de maître ». Créé en 1906, ce plume s’est imposé avec un design finalisé dans les années 60, avec son corps en résine, laque ou acier, ses quatre principales tailles (149, LeGrand, Classique et Mozart) et sa plume en or systématiquement finie à la main, disponibles en huit tailles différentes.
L’histoire de S.T. Dupont est différente : au départ (1872), la marque ne manufacture que des malles. Avec le développement de l’aviation moderne, l’usage de la malle disparaît, il faut de nouveaux objets identitaires, de luxe, plus faciles à transporter : ce seront les briquets. C’est Jacky Kennedy qui, en 1973, éprise de son briquet S.T. Dupont, demandera que l’on lui conçoive un stylo plume associé. C’est ainsi que la maison française est venue à l’écriture, sans jamais quitter sa manufacture historique de Faverges (Haute-Savoie). Son marché clé reste d’ailleurs la France, suivie de… la Corée du Sud, une nation historiquement très attachée à S.T. Dupont. La maison se distingue aujourd’hui par le volume assumé de ses instruments d’écriture qui, tous, affichent un poids généreux.
Ces deux maisons concurrentes se rejoignent également par leur capacité à produire d’exceptionnelles séries limitées, voire pièces uniques. « Nos commandes sur mesure représentent 8 %, en valeur, de notre activité », glisse S.T. Dupont. Orfèvrerie, placage, polissage, guilloché, sont quelques uns des métiers d’art que la maison déploie sur ses instruments d’exception. Montblanc fait de même avec des séries limitées annuelles très attendues des collectionneurs : Les Ecrivains, Les Mécènes, Muse, Grands Personnages.
Face à ces maisons, les artisans indépendants vivent dans le paradoxe : sans Montblanc ni S.T. Dupont, le marché de l’écriture de luxe s’écroule. Pourtant, tous confient leurs difficultés à vivre dans leur ombre. Malgré cela, certains commencent à afficher une reconnaissance incontestable. C’est le cas d’Olivier Williame, créateur de De Saint Esteve, du nom de la rue dans son village de Roquefort-les-Pins (Alpes-Maritimes). Son créneau : la pierre dure. Sodalite, Howlite et Oeil de Tigre sont ses matériaux de prédilection. « Je les fais venir du Brésil, les affine moi-même jusqu’à créer un corps d’environ 60 grammes », explique l’artisan, qui peut manufacturer deux à trois pièces par jour. Son confrère Hervé Obligi ne fera pas mieux. Nommé Maître d’Art par le Ministre de la Culture en 2015, indépendant depuis 33 ans, ce touche-à-tout minéral grave et sculpte la pierre pour les plus grandes maisons de la place Vendome, sans compter le Palais Princier de Monaco, le Château de Versailles, Le Louvre ou le Quai d’Orsay. Sculpteur lapidaire, il réalise ses propres instruments d’écritures à quelques rares unités annuelles qui font le bonheur secret de collectionneurs avisés.
Emmanuel Aube, lui, prendra parfois plusieurs mois pour une seule pièce. L’homme grave des récits entiers sur l’argent, le bronze, l’os, le rostre de marlin ou encore l’ivoire de mammouth fossilisé. Un travail d’orfèvre dont certaines créations se vendent avec cinq chiffres. Installé à Versailles, Emmanuel Aube est, comme ses confrères, le messager moderne de la Haute Ecriture.