Souvenirs et émotions d’un dîner parisien d’exception dans l’un des grands palaces de ce monde, le Plaza Athénée, chez le pape de la gastronomie française : Alain Ducasse.
Par François Tauriac
La vie est trop courte pour renoncer à honorer ses bonheurs. Aller dîner chez Alain Ducasse au Plaza Athénée fait partie des félicités qui n’ont lieu que quelques fois par vie. On pousse d’abord la porte à battant de l’entrée du palace, en appuyant sur les barres en cuivre pour faire pivoter le cylindre qui garde l’ouverture. Puis on se laisse envahir par le parfum d’ambre et de fleurs séchées distillé par les lampes Berger de l’entrée. Le lobby passé, on rentre dans la cour jardin où les étages débordant de lierre, d’ampélopsis et de géraniums vermillon vous surplombent comme des cascades végétales rouges et vertes, immobiles, arrêtées dans leur chute luxuriante, entraînant vos yeux vers le plafond lapis-lazuli du ciel qui pointe vers la suite penthouse. C’est le temps de l’apéritif. Celui du dîner n’est pas loin. La porte ancestrale de la salle à manger franchie, la décoration est un mélange de classicisme mouluré et de design avant-gardiste. Elle a été pensée et réalisée par les architectes Sanjit Manku et Patrick Jouin. Elle est faite de coques-miroirs, de tables en bois et même d’un cabinet de curiosités.
Tout est réuni alors pour se laisser guider par Denis Courtiade, meilleur directeur de salle du monde – Prix Mauviel 1830 des Grandes Tables du monde, octobre 2018 – et « bisouman » national, qui vous accueille, souriant, comme un ambassadeur introduit un chef d’état sur son sol étranger. Rien n’est tendu. Encore moins obséquieux. Le champagne est servi en magnum. C’est le signal du début des hostilités gustatives. Les saveurs passent à l’attaque. Dîner chez Ducasse est un voyage. Une échappée exclusive et magique. Au milieu de laquelle trônent toutes sortes d’OGNI – Objets Gourmands Non Identifiés. A peine assis, on vous propose trois sortes d’eaux et une boisson végétale à base de menthe, persil, basilic, mélisse du potager du château de Versailles. Des galettes aux céréales toastées – courge, tournesol, sarrasin, flocons d’avoine et d’orge -, aux céréales soufflées. Le tout parsemé de gingembre, citron, laurier en poudre et hibiscus séché. Du pain de la boulangerie Chambelland à la farine de riz et sarrasin, aux graines de lin brun, au tournesol, au pavot, au sésame. Une foccacia à la farine complète de riz et aux olives vertes taggiasche. Un autre pain, celui-là maison, fait par le chef boulanger Guillaume Gabrol au seigle auvergnat. Le beurre qui accompagne ces délices est cru demi-sel et vient de chez David Akpamagbo à Locmélar. Le sel utilisé est celui d’un paludier des salines de Millac. Il est servi au bout d’une cuillère en bois comme s’il sortait tout droit de la baratte.
On a beau se dire, jalousement, que son voisin de gauche rend un bel hommage aux tartines, on accueille les amuse-bouches presque avec soulagement. Là c’est une pomme de terre croustillante, ventrèche de thon maturée, condiment d’agrumes brûlés, qui vient atterrir comme par magie sur la langue. Elle est servie sur une feuille de figuier grillée, jeune pêche plate, condiment de citrons brûlés. En hors-d’œuvre, c’est une autre pêche, celle du jour en sardine, qui vient frayer sur un cœur de romaine grillée. Elle est présentée en tempura « arrêtes et tête tendues ». Une cambrure de danseuse cintrée comme une arabesque. Trop beau pour être croqué. La sculpture est accompagnée d’une mousse de pois chiches, citron caviar, poudre de laurier, sumac et loup mariné. Une écume d’houmous si légère qu’elle pourrait s’envoler. Et surtout faire pâlir au passage tous les traiteurs du Moyen-Orient. Nous n’en sommes même pas aux entrées.
Mais pour commencer, chez Ducasse, pas moyen d’éviter le caviar. Qu’elle épreuve. Il est servi sur un lit de lentilles vertes du Puy en starter. Un îlot délicieux aux alentours duquel une délicate gelée d’anguille vient flotter en houle de saveur. Caviar du pauvre sur œufs de riches. Troublant comme ce légume de Haute-Loire « al dente», si simple mais tellement goûteux, s’accommode avec finesse à l’un des mets les plus exclusifs. On en beurre des mini-galettes de sarrasin arachnéennes, en y ajoutant une crème fraîche légère. Enfin la pêche du Cotentin remonte un dernier homard dans ses casiers. Il arrive en surface accompagné de radis, de cresson de fontaine et d’herbes pilées. Un Ciauria de Sicile, vin cultivé sur les flancs de l’Etna, pour arroser le tout, avec sa bouche de pêche, de cerises rouges écrasées, de pétales de roses et pierres mouillées, et voilà déjà le dessert qui se profile pour achever les papilles. Ça tombe à pic, elles sont prêtes à la reddition.
Taraudées, presque apeurées par l’ivresse des grandes saveurs. La malédiction des trois étoiles. C’est le moment que choisit le chef Romain Meder pour tirer une dernière salve. Voici les fraises ciflorette de Pernes-les-Fontaines, présentées sur des épines de pin givrées accompagnées d’un gâteau millasson. Oh là là. Comme si ça ne suffisait pas, il continue son offensive sucrée avec une crème onctueuse d’orge malté, bière givrée et houblon. Quelques cerises Burlat dénoyautées et un morceau de baba au rhum « comme à Monte-Carlo », recouvert d’une crème fouettée vanillée et gorgé de rhum vieux – Habitation Saint-Étienne. N’en jetez plus ! Mon voisin de droite réclame une verveine. Mais il est trop tard pour chercher des excuses. Ou un quelconque breuvage digestif. A part peut-être un vieux Depaz ? Non. Soyons raisonnable. Les regards des convives ne trompent pas. Ils sont partagés entre l’extase, l’incrédulité et l’éblouissement. Ce soir nous étions dans la meilleure cuisine d’un des plus beaux palaces du monde. Ça ne fait pas l’ombre d’un doute. Mais d’autel, il était surtout question de celui du pape de la gastronomie française. Et c’est à genoux que nous nous sommes prosternés pour célébrer son imagination et son immense talent.