Ballade au Grand Hôtel de Cabourg, cette institution de la côte normande où Proust venait flâner le long de la Manche en quête d’inspiration…
Par François Tauriac
Des Avenues de la côte ou des Routes de la plage sur la côte normande, ce n’est pas ça qui manque. Des artères aux jolis noms neptuniens qui débouchent sur des places verdoyantes, au bout desquelles trônent des monuments de l’architecture 1900, il n’y en a qu’une. Qu’on soit dans le Calvados, la Manche ou l’Orne réunis, l’Avenue de la mer à Cabourg est le seul chemin qui donne sur le plus majestueux des monuments en front de mer, Le Grand Hôtel. C’est le Crillon de la Normandie, le Plazza Athénée de la Côte de Nacre. Sauf qu’en guise d’Avenue Montaigne, de Place Vendôme ou de Tour Eiffel, c’est la Manche qui regarde le palace de la fenêtre. L’océan majestueux qui lèche sur des kilomètres les côtes du front de mer, avidement, à coups de marées changeantes et de brisants conquérants, aussi blancs que d’immenses rangées de meringues bouclées. Le bâtiment est imposant. Cinq étages haussmanniens sur plus de 200 mètres de long. Une quarantaine de croisées avec, au rez-de-chaussée, des stores clignant de leurs paupières sillées rouges sur les portes-fenêtres en abat-jour.
La lourde porte à cylindres poussée, on passe d’abord sous les lustres à pampilles montgolfière taille diamant. Des luminaires monumentaux et baroques, dont on dit qu’ils restituent toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Puis on frôle les colonnes herculéennes du vestibule, le bar américain à gauche flanqué d’un piano à queue laqué noir, le cashier à droite et on foule enfin la moquette taupe épaisse au sol. Il y a des canapés au fond, un plafond d’une hauteur infinie aussi, la décoration – moderne – a été récemment refaite, elle a rafraichî cet intérieur début XIX ème.
Mais ce qui frappe en premier, ce qui attire l’œil même, comme un aimant avide de métal, c’est la lueur océane de la mer, si proche qu’elle éblouit l’endroit. Elle rayonne en luisance sur les plafonds. Cela dure depuis cent dix ans. Plus d’un siècle que ce château-hôtel trône sur la côte comme une pièce montée sur la fin d’un mariage. Une vigie balnéaire sur la promenade qui court là, devant, sur la baie. Le Grand Hôtel ne fait pas que régner face à la mer avec sa double exposition traversante. Il séduit aussi. Il passionne surtout. A travers toutes les générations, du peintre René-Xavier Prinet, au président Raymond Poincaré, jusqu’au constructeur automobile Ferdinand Renault et l’académicien Jacques de Lacretelle, c’est évidemment Marcel Proust, de 1907 à 1914, qui y laissa la plus belle empreinte. Il en fit même sa thébaïde, marquant le lieu à jamais de sa plume talentueuse. « Il y loua toujours la même chambre, au quatrième étage, explique Corinne Dupont, directrice générale de l’hôtel. C’est même là qu’il a écrit nombre de ses ouvrages inspirés par le lieu, des étés durant : A la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swan. »
La 414 se doit donc d’être visitée. Après l’enfilade du couloir rayé façon paquets cadeaux et lustres Murano, on y rentre désormais comme dans un musée. 41 m2 de souvenirs si bien restaurés, dans le style Belle Epoque, que le voyageur y ressent immédiatement l’authenticité, sans avoir un instant à renoncer au confort moderne. Il y a d’abord un petit couloir aux murs en bas-lambris peints gris, qui mène à la chambre, le parquet de chêne à larges lattes, les meubles 1900, le lit en cuivre – acier, le lustre pâte de verre sur plafond mouluré et même un valet porte-vêtements en chêne, aussi rigide qu’un butler britannique, à côté de la bibliothèque évidemment remplie d’œuvres du maître. Et puis, surtout, il y a cette vue imprenable qui domine l’océan. La lueur enivrante de ces eaux jamais domptées et la musique du ressac ininterrompue. Les cormorans qui volent et planent presque en stationnaire. Et qui passent leurs journées à crier face aux vents, comme s’ils protestaient contre les bourrasques. Le tour du propriétaire s’achève par la très belle salle de bain où le décorateur a poussé le détail jusqu’à trouver des lavabos anguleux, sur pieds, de style ancien avec mélangeurs modernes assortis. Une baignoire en alcôve presque blottie derrière ses rideaux de soie complète la pièce dédiée aux ablutions.
Dès lors, on ne se pose plus la question de savoir pourquoi Proust a trouvé, en ces lieux, ses plus belles lignes. Tout respire ici le rêve, les amarres larguées pour le grand large et le repos de l’âme. La nuit la marée est haute et les vagues viennent alors lécher les remparts presque jusqu’aux murs qui protègent la promenade. Alors, on se réveille tôt pour descendre petit-déjeuner. Pas question de faire marcher le room-service. Le premier des repas ne peut se prendre que dans la salle à manger monumentale du Balbec où le spectacle marin à couper le souffle n’est interrompu que par les va-et-vient des serveurs en livrée qui déambulent dans la salle presque vide, comme des pingouins désœuvrés sur la glace. Le buffet est prodigieux. Riche et généreux. Gorgeous comme disent les clients anglais. Il y a des crêpes, des croissants, des œufs, des fruits exotiques, des produits normands à foison. Et on déguste cette cascade de bienfaits entre café brûlant et pamplemousse glacé, en laissant traîner rêveusement son regard sur l’horizon. Il ne manque plus qu’un chien qui court sur la plage. Trintignant et Anouk Aimé qui s’enlacent, même si on n’est pas à Deauville. « Comme nos voix, nos cœurs y voient, encore une fois, comme une chance », dit la chanson du film de Lelouch. Et l’on pense à la bonne fortune d’être au bord de cette plage normande. A la folie de cette époque qui nous empêche aussi parfois de goûter à ces parenthèses enchantées. A cette recherche du temps perdu, chère au cœur de Proust, qu’il écrivit ici. Et l’on se dit qu’on ne pourra plus jamais déguster de madeleines sans songer au palais de Marcel.