D’une certaine manière, les vins du Médoc, c’est lui. Avec plus de 190 hectares et 6 châteaux, Jean Guyon est en effet le premier propriétaire de la région. Ses vins, essentiellement des crus bourgeois, font le tour du monde, notamment à travers une présence forte dans les classes affaires des compagnies aériennes. Rencontre avec cet ancien décorateur d’intérieur, devenu l’un des hommes forts du vin de Bordeaux.
Par Romain Rivière
Lorsqu’on a couru 7 fois le marathon du Médoc, c’est le signe à peu près sûr que l’on est devenu un vrai médocain !
(rires) En effet, j’ai couru 7 marathons, et uniquement celui du Médoc. Les trois dernières années, nous sommes d’ailleurs montés en équipe sur le podium. La course à pieds est un sport extraordinaire qui nous fait planer pendant 6 mois, et l’arrivée d’une course comme le marathon se confond toujours avec une immense fierté personnelle. Et même si je ne suis pas un fou de course à pieds – mon record étant proche de 4 heures –, j’aime les valeurs de cette course annuelle, au-delà de sa dimension sportive : la convivialité et la bonne humeur, la fête… Ce sont ces mêmes valeurs de l’art de vivre qui me font également aimer mon métier.
Comment passe-t-on de l’école Boulle aux crus bourgeois ?
A la fin des années 80, je menais de front une carrière dans la promotion immobilière et dans l’architecture d’intérieur. Je partageais mon temps entre la France, les Etats-Unis et le Moyen-Orient. J’étais donc assez éloigné des vignes, mais je critiquais souvent le vin et les vignerons, jusqu’au jour où je me suis demandé si je pouvais être capable d’en faire moi-même. Je me suis donc mis en tête de faire du vin, avec la volonté d’exploiter le terroir du nord du Médoc où j’ai alors acheté 2 hectares de vignes, en bord de Gironde, et d’y produire un bon vin de copains. Mais très vite, je me suis rendu compte qu’il était compliqué de se développer avec 2 hectares et de mettre en place une communication et un réseau solide de distribution, alors j’ai saisi les opportunités qui se sont présentées au fur et à mesure en rachetant des hectares jusqu’en 2013, année de l’acquisition du château Greysac et de ses 90 hectares. C’est cet enchaînement qui nous a permis de développer le domaine, qui produit aujourd’hui près de 1,3 millions de bouteilles par an, commercialisées dans le monde entier.
Avec 192 hectares dans le Médoc, vous êtes en quelques sortes l’homme fort de la région. Cela vous confère une certaine responsabilité…
J’ai voulu dès le départ que le nord du Médoc soit reconnu et que les viticulteurs de la région le soient aussi pour la qualité de leurs terroirs. Je crois qu’on a réussi, en parvenant à montrer qu’il n’y a pas que les appellations communales, dans le Médoc, qui ont leur mot à dire dans le commerce mondial. Notre responsabilité est peut-être, avec tous nos confrères qui se montrent également très dynamiques, d’avoir su tirer vers le haut un terroir qui le méritait et qui vivait jusqu’alors dans l’ombre des grandes appellations.
Vos vins sont-ils les mêmes qu’il y a 30 ans ?
Ils ont beaucoup évolué. Et ce, pour la simple et bonne raison que je n’y connaissais pas grand-chose lorsque je suis arrivé. Ma chance, au départ, a été de commencer avec 2 hectares seulement. J’ai ainsi pu faire des bêtises, essayer plein de choses en m’affranchissant des codes et des habitudes médocaines, tant au niveau de la culture que de la vinification et du matériel. J’ai pu librement mettre de côté ce qui ne fonctionnait pas, et conservé et amélioré à l’inverse ce qui fonctionnait. Aujourd’hui, naturellement, nous maîtrisons parfaitement l’ensemble et de fait, nos vins sont nettement plus élaborés. Haut-Condissas en est un bel exemple, Rollan de By aussi.
En plaçant l’art au centre de vos vignobles avant les autres, vous avez également cassé les codes…
En effet, j’ai placé des oeuvres d’art avant que ça ne devienne une tendance. Mais l’intention n’était pas tant de casser les codes que d’être moi-même. Je n’ai jamais voulu entrer dans un moule, ma seule motivation étant de faire les choses selon ma vision. L’art fait partie de moi. J’ai quasiment été élevé dans les tiroirs d’une commode Louis XV puisque mon père était antiquaire. Moi-même, j’ai fait l’école Boulle avant de devenir architecte d’intérieur, alors bien évidemment, l’art m’intéresse et m’a toujours intéressé. Il y en a toujours eu chez moi et il était logique qu’il soit visible dans mes châteaux. C’est dans cette logique que j’ai demandé dès le départ à des artistes locaux de taguer mon chais.
Quelle dimension de l’art vous intéresse-t-elle ?
Tout ce qui m’apporte une vibration m’intéresse. Mais je garde une passion particulière pour la peinture flamande des XVIe et XVIIe. Toutes les natures mortes et les représentations d’intérieurs de maisons, qui nous montrent la façon dont vivaient les générations à cette époque – les tables dressées, les habits… –, me passionnent. J’en ai fait une collection assez passionnante, aujourd’hui répartie entre Bruxelles où je vis, Paris et Bordeaux.
De nombreuses classes affaires de compagnies aériennes servent vos vins à bord. Une belle prouesse !
C’est en effet une prouesse, compte tenu de la difficulté de placer des vins à bord des avions. La compétition est terrible, tant l’enjeu est important en termes de notoriété et de marché : chez Air France, par exemple, nous livrons 50 000 bouteilles tous les deux mois, ce qui signifie que 450 000 passagers, à bord de la compagnie, lisent les commentaires du meilleur sommelier du monde disant qu’ils tiennent entre leurs mains les meilleurs vins du Médoc. Imaginez l’enjeu ! Par ailleurs, cette présence forte dans l’aérien – Air France, Emirates, Qatar Airways, United Airlines… – prouve que nos vins rivalisent avec les noms les plus prestigieux. Et c’est une grande fierté. C’est en partie grâce à ce levier que nous avons pu hisser le château Greysac sur la première marche des châteaux du Médoc les plus vendus aux Etats-Unis, où nous vendons 200 000 bouteilles par an.
Vous avez acquis une nouvelle propriété à Saint-Emilion, le château de la Fleur-Perey, loin du nord du Médoc. Pourquoi Saint-Émilion ?
J’ai en effet acheté 10 hectares à Saint-Emilion, en grand cru, avec Jean-Luc Marteau, mon maître de chais, qui est sur la propriété depuis 20 ans. Il avait déjà acheté un château là-bas, la Tour Perey, sur 2 hectares. Et lorsqu’il m’a informé qu’un vignoble voisin était en vente, mais qu’il ne pouvait pas y aller seul, j’ai décidé de l’aider, de m’impliquer à ses côtes, avec l’objectif qu’il puisse en faire son propre vignoble d’ici à 10 ans. On a sorti notre premier millésime cet automne, et il est très prometteur.