Le talent n’a décidément pas de genre. C’est en tout cas ce que prouve quotidiennement l’unique femme chef 3 étoiles qui cumule, depuis peu, 8 macarons Michelin dans le monde. Elle nous reçoit dans son fief familial de Valence en plein déconfinement.
Par Francois Tauriac
Comment avez-vous vécu la crise sanitaire qui s’achève enfin?
Dans les premiers jours de cette crise sanitaire et de la fermeture de nos établissements, nous avons ressenti une onde de choc qui a bouleversé nos certitudes. Le lien social direct était rompu. Ce manque d’échange a induit ensuite un ralentissement. Il a profondément nourri ma réflexion avec la nécessité de ralentir durant la période qui s’achève. Mais nous avons su maintenir le lien avec les équipes : nous avions des appels en conférence avec le comité de direction du groupe, où nous décidions des actions à mener, des décisions à prendre, de notre nécessaire implication à aider ceux qui ont besoin que l’on se mobilise. Par exemple, nous avons fait don aux hôpitaux de Valence et de Paris de milliers de verrines.
Comment vous êtes-vous adapté à cette période inédite et si particulière ?
C’était une occasion unique pour l’échange, pour ranimer des liens avec les autres dans la profondeur. Dans cette situation, prendre des nouvelles est primordial : échanger avec mes amis, mes proches, mes équipes, mes producteurs… Ensuite, la réflexion sur les essais en cuisine ou sur l’animation des restaurants peut se déployer. C’est plus une création intellectuelle qu’une mise en application, évidemment : il est difficile de se procurer les produits dans ce contexte. Enfin, prendre soin de l’autre est ce que nous savons faire de mieux : c’est pourquoi nous avons intégré à nos équipes il y a déjà deux ans une responsable QHSE, ce qui s’est avéré un choix judicieux vu le contexte.
Vous n’avez pas renoncé pour autant à continuer le travail sur votre cuisine…
Je suis entrée en réflexion culinaire. En tout cas, cela m’a permis de faire mes semis : j’ai travaillé au jardin. J’ai retrouvé le plaisir de travailler la terre. Le plaisir aussi de faire des plats familiaux classiques, des plats mijotés, le charme des cuissons longues. Cela m’a fait réfléchir à des recettes moins instantanées ; j’ai réappris à penser comme à l’époque des livres Scook. C’est assez troublant de se rappeler que l’on est le fruit de son contexte. Je suis dans le passé en ce moment, dans l’exploration de ma manière de travailler auparavant et ce petit retour sur le passé ne m’a pas déplu tant il fut riche d’enseignements. Par exemple, nous avons aussi mis au point une offre de menus à déguster chez soi intitulée Pic&Go.
Est-ce un avenir pour la gastronomie ?
C’est en tout cas un moyen de la rendre accessible au plus grand nombre. Envisager l’après impose une réflexion globale et répond à la question indispensable de ce que nous voulons et ne voulons plus. Il me semble indispensable, alors que nous avons subi cette crise et que nous en sommes tous victimes, d’émettre des désirs et des envies pour nous et notre public. Cela m’aide à repenser les contours de l’expérience que je souhaite proposer dans et hors de mes restaurants.
Comment fonctionne cette nouvelle offre ?
L’idée est de faire découvrir les saveurs afin que la clientèle puisse les déguster chez elle. Et surtout les produits locaux que nous cuisinons d’habitude dans nos restaurants gastronomiques. Nous avons pu observer pendant le confinement la nécessité de bien manger, mais Pic&Go n’est pas pour autant la transposition d’une carte de restaurant, cette offre a sa propre unicité, en adéquation avec la vente à emporter.
Comme les verrines du Daily Pic des magasins du Champ de Mars…
Exactement, avec la possibilité de porter encore plus d’attention au dressage. Une présentation plus élégante pour retrouver le plaisir du restaurant, mais chez soi. En restant bien sur près des saisons et des produits au moment où ils sont les meilleurs. Un menu très printanier par exemple: une salade de quinoa, tarama d’œufs de brochet à l’huile de tagette du jardin, petits pois et pois gourmands en entrée ; puis une volaille fermière pochée à la sauce suprême et pommes de terre délicatesse au wakamé, en plat et en dessert une Pavlova aux fraises et au géranium rosat.
Là encore, c’est votre mari David Sinapian qui s’occupe de ces nouveaux développements.
Oui, nous nous partageons les rôles, c’est d’ailleurs un peu réducteur de le cantonner exclusivement au « business ». David est aussi très partie-prenante dans tous nos choix, nous sommes tous les deux très complémentaires. Nous dirigeons une maison de famille. Et nous essayons de perpétuer notre philosophie en donnant sa chance à chacun et au produit.
Ce mode managériale est-il l’autre secret de votre réussite ?
Vous savez, je suis une autodidacte. Lorsque je suis arrivée de mes études de commerce, je n’ai bénéficié d’aucun passe-droit et j’en suis fière. J’ai donc toujours voulu abolir l’état d’esprit qui consiste à ranger les gens dans des cases. A Valence nous n’avons pas d’école, mais nous avons une sorte de filière. On y trouve tous les profils d’employés. Ceux qui sont passés dans les étoilés. Mais aussi ceux des bistrots. Les promotions internes régissent souvent nos restaurants. Les chefs ou sous-chefs sont souvent issus des cuisines de Valence. Et c’est donc là que l’état d’esprit doit être le meilleur. Il n’y a plus de clivages comme il pouvait y en avoir autrefois. Être dans la sincérité est essentiel.
En 130 ans de gastronomie familiale, ne risque-t-on pas un jour d’avoir fait le tour du goût ?
Jamais. On peut travailler ce que nous appelons « la cuisine de mémoire », le boudin Richelieu, le gratin de queues d’écrevisses et la caille de la Drôme farcie que faisait déjà mon grand-père tout en s’ouvrant dans le même temps sur le monde. Je suis totalement impliquée dans toutes les cartes de mes restaurants. Ou qu’ils soient. Elles nécessitent des adaptations saisonnières et un renouveau régulier. On ne fait pas les mêmes plats en Suisse qu’en Asie. Ensuite, j’ai développé ce que j’appelle ma « cuisine d’essai » où nous travaillons à Valence avec un chef totalement dédié aux expérimentations sur les accords gastronomiques. Nous créons des recettes. On travaille aussi les fermentations, la distillation. Il y a dans la Drôme des variétés de plantes aromatiques exceptionnelles, l’endroit est extraordinaire. Nous travaillons beaucoup les aromatisations et les infusions. Nous avons même un jardin suspendu de plantes aromatiques au-dessus de notre cuisine, que nous avons planté sur notre toit végétalisé. Je travaille avec des spécialistes sur les différentes variétés de menthes. On fait aussi beaucoup de cueillettes sauvages, j’adore le mélilot, le bourgeon de sapin. Au printemps ils donnent des aromatisations fabuleuses.