Son restaurant triplement étoilé, installé à la Monnaie de Paris depuis 2015, a été désigné, pour la troisième année consécutive comme le « meilleur restaurant au monde » par La Liste, regroupant les avis et critiques de plus de 600 sources internationales. Rencontre avec un seigneur de la gastronomie française.
Par Romain Rivière
Vous aimez dire qu’en 20 ans, la gastronomie, dans le monde, a davantage évolué qu’au cours des 2 000 ans qui ont précédé. Que voulez-vous dire ?
Je veux parler d’un véritable et formidable mouvement, marqué par une recherche gastronomique et un foisonnement d’initiatives – création culinaire, ouvertures de restaurants – qui s’étend désormais sur tous les continents. Ce mouvement est récent, et trouve son origine en France où, grâce à la multiplication des échanges entre les continents, de plus en plus de femmes et d’hommes du monde entier ont découvert une gastronomie singulière associée à une véritable culture et à de multiples savoir-faire locaux ou régionaux : quel pays peut se targuer d’une telle multitude de produits, d’élevages, de fromages, de vins, de pains ou de pâtisseries ? De retour dans leurs pays, ceux-ci ont joué un rôle de déclencheurs de leur propre gastronomie. Chaque pays possédait déjà sa cuisine, ses saveurs, ses produits ou ses cuissons, mais aucun ne bénéficiait d’une telle multitude de métiers ni d’une telle diversité de produits qui, conjugué à une nouvelle vision de la créativité, leur a permis de faire passer leur cuisine au stade de gastronomie. C’est ainsi que le rayonnement de la gastronomie française a contribué au rayonnement de la gastronomie internationale, dont elle s’inspire également car sa créativité et sa tradition demeurent vivantes. Aujourd’hui, les plus grands chefs français travaillent aux quatre coins du monde et, à l’inverse, d’excellents chefs installés en France sont d’origine étrangère. Quant à La Liste, elle regroupe aujourd’hui plus de 600 sources alors qu’il y a quatre ans, elles n’étaient que 150… Qui aurait dit, quelques années plus tôt, que la délégation chinoise pour cette organisation française serait composée, en 2018, de 50 restaurants ?
Vous êtes l’un des plus grands chefs au monde et, à ce titre, vous représentez une forme de culture et d’art de vivre à la française. Cela vous confère une certaine responsabilité…
Ma responsabilité est biquotidienne, pour chaque table et chaque convive. Mais en effet, j’ai aussi un rôle à jouer dans la transmission de nos savoir-faire et de nos fondamentaux. Les cuisiniers sont en première ligne pour transmettre leurs connaissances. Et aujourd’hui, je constate que nos brigades sont beaucoup plus internationales qu’avant. Et c’est, comme je le disais, ce qui a participé au grand mouvement de la gastronomie à l’international.
Depuis vos débuts dans les années 70, comment votre métier a-t-il évolué ?
On n’est plus à l’époque des grandes brigades du début du siècle dernier, qui reproduisaient les mêmes plats et les mêmes cartes inlassablement. Aujourd’hui, chaque cuisinier, sur le socle de la formation, peut faire parler sa propre sensibilité et contribuer à l’énorme édifice qu’est la gastronomie, et qui, aujourd’hui plus que jamais, foisonne. Il peut tracer une voie unique et cette unicité, qui a pris le pas sur la compétition, je la défends. L’essor de la bistronomie illustre bien cette mutation, de même que le travail qui a été fait sur la vaisselle et qui permet à chaque restaurant, dans sa quête d’unicité, de créer une atmosphère à sa mesure. On est devenu des intégristes du détail. Cette évolution est grisante.
Vous vous définissez comme un aubergiste. Pourquoi ?
Parce que c’est l’image que je me fais de l’endroit où s’arrête le voyageur pour avoir du réconfort. Cela passe par différents paramètres – disponibilité, chaleur, générosité – que j’essaie de faire régner au restaurant pour que le convive se sente bien. Accueillir les convives, être présent à leur côté tout au long du repas font en effet partie de ma vision des choses.
A l’heure où l’alimentation évolue fondamentalement, notamment sous l’impulsion de mouvements d’influences, vos plats « signature » connaissent-ils le même succès ?
Oui, bien sûr. Nous ne ressentons pas vraiment les nouvelles influences, qu’elles soient végétariennes ou véganes. Chez nous, un végétarien ou un végan peut trouver son bonheur, mais le fait est que ces demandes spécifiques sont rares. En quatre ans à la Monnaie de Paris, nous n’avons connu qu’une seule exigence végane. Et c’est tant mieux, car je ne peux pas à la fois défendre la diversité et me limiter à telle ou telle influence.
La gastronomie est inscrite dans la culture française. Pourtant, ces mouvements d’influence ont une parole de plus en plus forte, tandis que les institutions sanitaires d’Etat privilégient une pédagogie par la contrainte – manger moins gras, moins sucré, etc. N’y a-t-il pas un problème fondamental d’éducation ?
En effet, il est agaçant de voir avec quelle violence notre culture est ringardisée par ceux qui devraient la défendre. Il n’est pas étonnant, à force, de voir émerger des déviances, notamment chez les jeunes : plutôt que de les laisser se tourner avec excès vers l’alcool fort, ne vaudrait-il pas mieux les encourager à se partager une bonne bouteille de vin à quatre ? Le vin n’est-il pas aussi une culture de la convivialité ? Notre gastronomie repose sur une diversité de produits unique au monde, offrant d’infinies possibilités de se faire plaisir simplement et sainement. On a inventé que les enfants préféraient le sucré, mais lorsqu’on fait déguster dans les classes primaires différentes espèces de pommes aux enfants, on voit bien que c’est entièrement faux. Je crois qu’en redonnant aux enfants les connaissances et la possibilité de se faire plaisir avec des choses simples, ils iraient peut-être moins chercher de plaisirs malsains ailleurs. Et ces connaissances, elles sont à portée de main, dans n’importe quel marché. Manger moins gras ou moins sucré, d’accord, mais ça fait un demi-siècle qu’on le fait déjà dans nos cuisines. La nouvelle cuisine des années 70, c’était aussi ça.
Quatre ans après votre installation à la Monnaie de Paris, quel est votre bilan ?
La première année n’a pas été des plus simples, car il fallu que l’équipe retrouve ses marques. Mais nous avons beaucoup évolué et aujourd’hui, nous pouvons profiter pleinement de ce cadre extraordinaire qui nous permet, même en cuisine, de baigner dans la lumière et de bénéficier d’une vue sur la Seine d’un côté, et sur la cour des Remises dans l’autre. Pour 2019, nous prévoyons la création d’un nouveau plat chaque semaine.